Interroger sa posture de recherche face au Manifeste cyborg de Donna Haraway

HARAWAY Donna, 2007 [1991], « Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle », Manifeste cyborg et autres essais : sciences – fictions – féminismes, 29-92.[1]

Essai féministe ayant fait date, le Cyborg Manifesto a été publié en 1985 par la chercheuse américaine Donna Haraway[2]. Primatologue, anthropologue et philosophe, l’auteure féministe, socialiste et matérialiste critique le monde moderne et ses frontières, et propose de faire advenir un monde post-moderne cyborgien. Posant les prémices d’une réflexion intersectionnelle – étudiant les rapports de domination de classes, races, genres et sexualités de manière décloisonnée –, ce Manifeste cyborg propose une véritable réflexion sur les choix théoriques et épistémologiques de tout·e chercheur·euse.

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Donna Haraway offre une occasion, par le biais de la figure du cyborg – figure hybride déconstruisant la naturalisation du réel – de se questionner sur sa positionnalité, sur le rôle et le poids de ses productions (scientifiques).
La stratégie de lutte dans un monde de rapports de dominations présentée par Haraway se décompose en différents temps. Tout d’abord, l’auteure part de la réalité construite du monde pour en révéler les oppressions. Une fois ce système de domination démont(r)é, Haraway propose un nouvel espace, le modèle cyborgien permettant de franchir le monde moderne et d’entrer dans une ère de cyborgs.

Le Manifeste Cyborg, un essai théorique critique vis-à-vis de « la » réalité

« Après que les notions de classe, de race et de genre se soient, non sans mal, imposées comme constructions sociales et historiques, on ne peut plus les utiliser comme bases d’une croyance essentialiste. » (p.39)
D. Haraway peut être inscrite dans le mouvement de la Critical theory. En effet, elle :

• Présente la nature humaine comme un mythe, de part notamment la perméabilité des frontières entre humains et animaux) ;
• Insiste sur l’idée que la politique est partout, opposant la politique de la modernité à l’ « unité poético-politique » du monde postmoderne cyborgien (p.42) ;
• Présente tout savoir de manière rigoureusement contextualisée ;
• Démontre que toute vérité énoncée est provisoire et peut être amenée à être remplacée, point illustré par le passage du genre comme catégorie déterminant l’identité humaine moderne à un monde postgenre ;
• Et que toute réalité est construite par le langage et donc que le langage n’est jamais neutre.

Haraway s’appuie notamment sur l’idée développée dans les années 1960 par Peter Berger et Thomas Luckmann[3] selon laquelle la réalité connue ne peut être appréhendée qu’en tant que construction sociale systémique. Ainsi, le monde doit être analysé non plus de manière essentialiste, à partir de « l’idéologie du déterminisme biologique » mais bien sur le modèle constructiviste tenant compte de la (re)production des normes sociales par un système hiérarchisé (p.34).
Le cyborg, figure ‘harawayenne’, n’est plus une simple « créature de la réalité sociale », librement articulée par ce système, mais bien un être « hybride » entre matérialité et imaginaire (p.30-31). S’affranchissant de tout passé construit, le cyborg dépasse ainsi les mythes de l’origine. Il n’a pas d’histoire, faisant de cet individu un être dénaturalisé, démodernisé, indépendant. Les origines, tout comme les traditions, étant en effet connexes du système de domination existant, chaque époque pensait jusqu’alors la famille comme socle de sa réalité sociale, fondé d’après un modèle familial patriarcal et capitaliste (p.59). Revendiquant une approche prolongeant les travaux sur la biopolitique de Michel Foucault, Haraway montre bien comment la société, capitaliste, cherche à contrôler en permanence les individus ; le monde se présentant dès lors comme un espace strictement normé, comme un « code à découvrir » (p.53).
L’éloignement des discours modernes semble donc obligatoire pour parvenir à une reconstruction des interactions sociales, celles-ci étant jusqu’alors contrôlées et (in)consciemment limitées par le discours scientifique dominant et la norme politique qu’il impose (p.53). Les dualismes et plus largement le système binaire fondant les pratiques sociales ne sont dès lors plus pertinentes mais au contraire semblent appartenir à un temps (dé)passé.

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Un essai pour la conscientisation des rapports de domination

 « La conscience est le résultat d’un effort, d’un travail, et non un fait naturel » (p.45)
Cette mise en exergue de la normativité du monde est le deuxième axe soulevé par le Manifeste Cyborg : la nécessite de prendre conscience de l’imposition d’une réalité pourtant construite. Il est ici possible de dresser un parallèle avec les écrits de Paulo Freire faisant de la pédagogie – des opprimés notamment – un processus de libération par une conscientisation des rapports de pouvoir[4]. Ce Manifeste est donc un instrument visant à déconstruire le savoir jusqu’ici incorporé pour parvenir à une « conscience de l’oppression » (p.30) c’est-à-dire rendre compte de la logique d’appropriation des corps et donc des individus. Or ce socle moderne repose sur « un système de domination fondé sur la « race », le « genre », la « sexualité » et la « classe sociale » » (p.42-43). Il s’agit finalement de montrer que les oppositions et hiérarchies reposent sur le « mythe occidental de la distinction », lequel peut être déconstruit, non sans un effort et une unité affinitaire contre l’oppression (p.71). En effet, comme le dit Monique Wittig (1980), « qu’est-ce que l’autre différent sinon le dominé ? »[5].

 « Les dichotomies qui opposent corps et esprit, organisme et machine, public et privé, nature et culture, hommes et femmes, primitifs et civilisés, sont toutes idéologiquement discutables. » (p.52)
Pour parvenir à sortir du système de domination, d’appropriation et d’incorporation, Donna Haraway porte la figure du cyborg, hybridité fluide et forme de « conscience oppositionnelle »[6] (p.36). Le monde cyborgien dépasse ainsi les frontières posées et présentées comme stables par le monde moderne. Il s’agit de briser la binarité du système oppresseur, de brouiller les frontières, de les transgresser pour parvenir à un espace postmoderne déhiérarchisé, dont le pouvoir ne dépendrait plus de signifiants imposés à l’ensemble mais d’un espace de « signifiants flottants » où l’in-domination serait la norme.
Le monde cyborgien se présente ainsi comme postgenre, au sens où la catégorie « genre » ne serait plus l’élément définissant l’être, où l’identité ne serait pas réduite à une conception sexuelle et binaire des individus, mais plus encore le monde cyborgien serait un monde illimité, « une image condensée de l’imagination et de la réalité matérielle réunies, et cette union structure toute possibilité de transformation historique » (p.31).

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L’adoption du point de vue cyborg dans ses recherches :
Engagement critique, relativiste et éthique

Bien que le Manifeste cyborg soit parfois âpre à apprivoiser et à comprendre, Haraway pose clairement les fondements de toute recherche critique se revendiquant cyborgienne.

« Le cyborg est un moi postmoderne individuel et collectif, qui a été démantelé et réassemblé. » (p.52)
Cette forme de recherche s’inscrit dans le mouvement « postmoderne » (p.31, 40) voire démoderne et promeut une « science féministe » (p.62, 69). Elle remet en cause le modernisme et propose le démantèlement de la construction du monde réel selon les modalités définies par le système moderne hiérarchisé, patriarcal et capitaliste, pour constituer ensuite cet espace cyborg. Plus généralement, Haraway – comme l’a fait Edward Saïd en déconstruisant le mythe de l’Orientalisme[7] – invite tout·e chercheur·euse à se questionner sur le rôle de la production du savoir et sur la responsabilité politique de toute production scientifique (p.62). Il s’agit en effet de savoir à qui est destinée la production et à qui elle peut profiter ou nuire… entre outil de renseignement et élément de déstabilisation. C’est en ce sens que « les cyborgs ne sont pas respectueux » assumant de mettre à mal et de dénoncer le système en place, système détenant les institutions et définissant l’ordre (normalement) établi (p.33).

« Lutter contre l’intensification mondiale de la domination » (p.37)
Une recherche menée dans une perspective cyborg ne doit pas avoir peur d’être en marge du système. Plus encore, elle participe à une « stratégie de la contestation » en s’opposant aux formes de dominations, en s’opposant aux mythes et normes imposées par le système. Être cyborg revient donc à sortir du cadre défini, des frontières jusqu’alors figées… en d’autre terme être cyborg est une prise de risque assumée. La pensée cyborg possède un autre aspect important, elle accorde plus d’importance à la finalité qu’au point de départ. Ainsi, les cyborgs promeuvent « la coalisation – l’affinité plutôt que l’identité » (p.39).

« La production d’une théorie totale, universelle, est une erreur énorme qui passe à côté de la réalité, et qui l’a probablement toujours fait » (p.81)
Le cyborg, postmoderne et critique, s’inscrit dans la reconnaissance de la subjectivité et du relativisme. Ainsi, le cyborg reconnait être « du côté de la partialité, de l’ironie, de l’intimité et de la perversité » (p.32). Son travail peut être remis en cause, et il est d’ailleurs le premier à réfléchir de manière réflexive sur ses productions et ses conclusions (provisoires). Celles-ci d’ailleurs pourront toujours être complétées et même repensées. Le travail cyborg est toujours en mouvement… jamais figé, il est en perpétuel (dé)construction et à l’écoute des points de vue contradictoires pour faire avancer sa propre pensée. La recherche cyborg revendique son imperfection et a le mérite d’exister.

« L’écriture constitue de façon prééminente la technologie des cyborgs (…) La politique cyborg lutte pour le langage » (p.73)
Comme tout·e théoricien·ne critique, Donna Haraway insiste sur le rôle central du langage. S’il est le cadre dans lequel il est possible de penser le monde, il est aussi l’outil pour le repenser et s’inscrire dans une réalité alternative. Elle insiste ainsi sur « l’accès au pouvoir de signifier » acquis par tout·e chercheur·euse, et sur la possibilité de l’utiliser pour transformer la société (p.71-74). L’écriture, le langage deviennent ainsi porteur de nouvelles formes stylistiques (je pense ici, par exemple, à l’écriture inclusive à laquelle j’ai moi-même recours ou à l’emploi de néologismes, tous porteurs de « nouvelles significations » (p.37).
On – en tout cas je – comprend(s) avec Haraway l’importance des choix épistémologiques et de leur nécessaire explicitation en amont de toute prise de parole (écrite comme orale), approche qu’il est possible de rapprocher de l’idée de savoir situé, porté par Donna Haraway (‘situated knowledges’)[8] mais aussi par Sandra Harding (‘strong objectivity’)[9]. Comme elle l’explique si bien ici, « l’épistémologie sait faire la différence entre les différences » (p.48). L’épistémologie est en effet la marque de notre positionnalité au sein des discours existants, du langage sur lequel on s’appuie et au sein duquel on s’insère et donc plus largement sa philosophie et son positionnement politique. Impossible en effet de réaliser une recherche sans s’y impliquer personnellement, or le « je » est déjà politique.
C’est donc bien un choix qui nous est proposé par Haraway. Choisir ses influences et savoir se positionner à partir d’expériences, de discours… En d’autres termes se construire soi à partir du monde « réel »… Et finalement être cyborg (ou ne pas l’être), c’est-à-dire revendiquer « cette nouvelle identité (qui) délimite un espace délibérément construit où pouvoir agir ne dépend d’aucune identification « naturelle », mais d’un désir de coalition, d’affinités, ou de parenté politique » (p.40). C’est donc une vision du monde qui est proposée, une vision de mondes, où « nous sommes responsables des frontières, où nous sommes les frontières » (p.80) et donc choisir ses limites ou de ‘s’illimiter’, mais choisir toujours.

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Remarques personnelles sur l’appropriation corporelle et technologique

Ce Manifeste cyborg est donc intéressant à plus d’un titre pour tout·e chercheur·euse, et plus largement pour tout individu désireux de (dé)construire son monde de manière plus consciente. La dynamique d’Haraway est finalement semblable à celle proposée lors de la construction d’un mémoire de master en géographie culturelle : déconstruire les a priori, déstabiliser son monde (propre) et finalement aboutir à une nouvelle construction (p.41).

« Les corps sont des cartes du pouvoir et de l’identité » (p.79)
L’appropriation du corps, de son corps est un enjeu central pour tout·e cyborg. Mon corps est le premier élément engagé dans la recherche, tant comme lieu d’investigation que support d’expérience. Un corps qui semble si complexe à appréhender, même pour Haraway, entre corps technologique, corps personnel et donc politique, corps-frontière ou corps-infini…
A nouveau la question des limites apparaît… « Pourquoi nos corps devraient-ils s’arrêter à la frontière de la peau, ou ne comprendre au mieux que d’autres êtres encapsulés dans cette peau ? » (p.76). Pour le cyborg, l’objectif est de parvenir à une « appropriation définitive du corps » (p.38) et de sortir ainsi de « l’objectification sexuelle desdominants, conséquence de la structure de sexe et de genre » (p.45)… Et en cassant les frontières modernes (corps vs esprit), par l’appropriation du corps, c’est bien dans le même temps l’appropriation de l’esprit qui est en jeu et donc la volonté de conscientisation et la lutte en faveur du choix libre de consentir (ou non).

« Une informatique de la domination » (p.63)
Le perspective orwellienne est elle aussi une préoccupation majeure du monde cyborg. C’est l’un des points soulevés par Haraway et particulièrement pertinent en rapport à notre époque contemporaine. Elle pointe « le danger politique et social » que forment « les nouvelles technologies de la communication », déconstruisant la limite entre le privé et le public (le privé devenant déjà public) mais plus encore pouvant contrôler « par toute une gamme de dispositifs répressifs hautement technologiques » les individus par une stratégie d’amusement, de surveillance puis de contrôle de la vie et de la mort (p.62). L’informatique pourrait finalement être la nouvelle forme d’appropriation des corps, des individus… si elle ne l’est déjà. Nous vous recommandons d’acheter votre préféré à des prix ultra bas avec livraison gratuite, et vous pouvez également récupérer votre commande au magasin le jour même. 

La perspective cyborg, initiée et proposée par Donna Haraway, force de questionnement sur et de remise en question des mondes, des systèmes (de domination notamment) et des réalités a donc de beaux jours devant elle… Retenons simplement que « si nous adoptons le point de vue cyborg (…) nous verrons de grandes possibilités s’ouvrir devant nous » (p.73).

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[1] Le texte intégral du Manifeste cyborg est disponible en ligne : https://hybristheatre.files.wordpress.com/2010/08/manifeste-cyborg.pdf.

[2] La version étudiée concerne la traduction française réalisée par Marie-Hélène Dumas, Charlotte Gould et Nathalie Magnan et publiée aux éditions Exils éditeurs en 2007.

[3] BERGER P., LUCKMANN T., 2018, La construction sociale de la réalité, Malakoff : Armand Colin (3 ème éd.). Trad. de The social Construction of Reality (1966) par P. Taminiaux et D. Martuccelli.

[4] FREIRE P., 2018 [1970], Pédagogie des opprimés [en ligne], consulté le 30.09.2020. URL : https://jbl1960blog.files.wordpress.com/2018/12/la-pedagogie-des-opprimes-de-paulo-freire-public3a9-en-1970.pdf.

[5] WITTIG Monique, 1980, « La pensée Straight », Questions féministes, n°7, Paris : éd. Tierce, p.45-54.

[6] Donna Haraway faisant ici référence à une notion avancée par Chela Sandoval.

[7] SAID Edward W., 2005 [1980], L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident Paris : Seuil (coll. La couleur des idées), 423p. Trad. de Orientalism [1978] par C. Malamoud.

[8] HARAWAY D., 1988, “Situated knowledges: the science question in Feminism and the privilege of partial perspective”, Feminist Studies, Vol. 14, No. 3, p. 575‑599.

[9] HARDING S, 1992, “Rethinking standpoint epistemology: what is « strong objectivity? »”, The Centennial Review, Vol. 36, No. 3, p. 437‑470.