Être footballeuse : se faire une place dans un territoire masculin

Le football c’est quoi ? Comme son nom l’indiquer c’est le fait de jouer balle au pied. Alors comment une pratique spatiale, faite d’un mouvement balle au pied pourrait révolutionner la société ? Et pourquoi au-delà de féminiser le football, y a-t-il un véritable enjeu à le féminister ?

Le football, une pratique sociale… mais genrée

Le football, c’est le sport roi…

• C’est d’abord une pratique majeure : 2M de licenciés et 30 000 matchs officiels chaque week-end, sans compter les pratiques non-institutionnelles ; on pourrait même dire qu’en France, cours d’école riment avec football.
• Ce sont des lieux imposants, les plus grands stades, comme en France (Stade de France, 80.000 places ; Vélodrome, 67.000 places ; Parc OL, 67.000 places ; Lille Métropole, 50.000 places) ;
• C’est un système financier énorme : 7,6 M€ de chiffre d’affaires pour la FIFA entre 2019 et 2022 ;
• C’est un imaginaire social central : « Ramener la coupe à la maison », c’est le rêve premier de beaucoup d’enfants, alimenté par une starisation des joueurs (Messi, Ronaldo, M’Bappé, Griezmann… tous sont des stars sur les terrains mais aussi des pubs et réseaux sociaux !).

Mais c’est aussi un sport genré

Pour beaucoup de personnes, le foot ça reste “un truc de mecs”. Et si on s’intéresse aux faits, ce n’est pas forcément étonnant.

• C’est une discipline pratiquée d’abord par les hommes : sur deux millions de licencié·es, il y a à peine 200 000 femmes (<10%) ;
• C’est une pratique ouverte d’abord aux hommes : si les infrastructures dédiées aux hommes sont les grands stades, les femmes elles restent joueuses de second champ, de seconde zone, et donc des terrains annexes (quand elles y ont accès) ;
• C’est une institutionnalisation promouvant et valorisant les hommes, avec une Coupe du monde dès 1930 pour les hommes et seulement à partir de 1991 pour les femmes ;
• C’est un engagement financier extrêmement différencié puisqu’un joueur de Ligue 1 gagne en moyenne 100 000 € contre 2500 € pour une joueuse de première division.
• C’est une discipline gérée d’abord par les hommes. Ainsi, parmi les 14 membres du comité exécutif de la FFF (au 26/02/2021) se trouvent 11 hommes ayant tous 50 ans ou plus (3 ayant même plus de 70 ans).

Mais ça n’a rien de naturel. Et c’est là un point de convergence entre les enjeux footballistiques et féministes : déconstruire les inégalités dans le sport, comme dans la société, déconstruire la naturalité de la supposée domination masculine.

Revenir sur la construction sociospatiale du foot-ball

Pour expliquer ces différences factuelles, il faut se placer sur le champ historique et politique. Le développement des pratiques spatiales – dont la mobilité autour d’un ballon que propose le football – est loin d’être naturel, mais répond d’une organisation sociale spécifique.

Virilité et exclusivité, le football, c’est « la maison des hommes » (Mennesson, 2005)

C’est au sein des public school britanniques (1840-1860’s) que le sport moderne s’invente. Reposant sur une organisation spatiale spécifique, une règlementation, une standardisation et une institutionnalisation, le sport moderne est aussi, à la base, pensé par et pour les hommes.

L’invention du sport – au sens de pratique physique normée, contrôlée, aménagé – rime aussi avec appropriation : le sport devient le domaine par excellence de la masculinité, c’est le « fief de la virilité » (Dunning, 1994). Ainsi les hommes prennent possession de cet espace, le contrôlant, le nommant, le défendant et lui associant les valeurs d’agression et de domination, signes de la « vraie masculinité » (Messner, 1992).

Le football va alors être le sport-symbole de cet idéal de cette pratique masculine, homosexuée. A partir de 1881, date du 1^er match officiel opposant l’Écosse à l’Angleterre, il devient un territoire permettant l’extension de l’imaginaire masculin, une production des hommes dans le prolongement d’un système domination – le patriarcat – (Coffin, 2020). Symbole de cela, le principal quotidien sportif français L’Équipe pourrait être renommé le principal quotidien du football masculin français : plus de 75% des unes du journal sont dédiées au football et moins de 5% aux sportives, footballeuses ou non.

L’institutionnalisation, la mise en ordre du sport est donc d’abord une institutionnalisation patriarcalisée et patriarcalisante.

Les femmes sont-elles des footballeuses ?

14 ans après le premier match de football – entre hommes – les femmes aussi foulent les terrains en Angleterre, le 23 mars 1895. Suivront ensuite des rencontres en Russie puis en France à la fin des années 1910.

Comme le signale Laurence Prudhomme-Poncet (2003, p.56) dans son ouvrage clé revenant sur l’histoire du football féminin au XXe siècle, « les toutes premières footballeuses sont avant tout des femmes actives. Mesdemoiselles Jeanne et Suzanne Liébard sont comptables, Jeane Brûlé est dactylographe, Germaine Delapierre est, elle, licenciée en philosophie ». Autrement dit, d’un point de vue sociologique, pratiquantes et pratiquants sont déjà différents et l’accessibilité de la pratique est déjà marquée. Mais une chose rassemble ces joueuses et joueurs, le plaisir de jouer balle au pied.

« En hiver, un seul sport nous procure de réelles joies, c’est le football. Pourquoi nous en priverions-nous ? » 

Suzanne Liébard, fondatrice de fémina sport (le petit journal, 14 nov. 1920)

La différence centrale entre footballeuses et footballeurs est en fait marquée par l’institution et l’institutionnalisation de la pratique. Autrement dit, on aurait d’un côté, le sport (le football des hommes) et de l’autre le loisir (le football des femmes) : la différence ne réside pas tant dans l’absence de compétitions – puisqu’il existe un championnat de France féminin de football dans les années 1920 – que dans la reconnaissance accordée aux pratiques. Les pratiques des femmes se développent donc en marge (mais sont tout de même importantes !), connaissant un développant notable, autour d’une fédération autonome gérée par des femmes dont Alice Milliat est aujourd’hui encore le symbole, la FSFSF – Fédération des sociétés féminines sportives de France.

La régulation institutionnelle

Cette régulation des pratiques est donc d’abord et avant tout le fait de choix politiques : une vision des femmes (en tant que classe socialement différenciée des hommes), une vision genrée des capabilités et des fondements des pratiques.

Une vision stéréotypée et politique : le refus des footballeuses

Ainsi de nombreux stéréotypes et idées reçues sont établies, servant de justification à la limite des pratiques féminines :

• Idée d’impuissance des femmes ;
• Opposition de la pratique du football au devoir de maternité (on retrouve ici un point clé des revendications féministes, la possibilité de disposer librement de son corps) ;
• Le devoir d’une femme d’être belle (et donc l’opposition entre muscularité et beauté pour les femmes, la nécessité de ne pratiquer des activités que dans une finalité esthétique et d’être finalement objectivées : disponible au regard des hommes et pour leur regard) ;
• La violence du sport et le fait que seuls les hommes, “les vrais”, devraient être confrontés à cette violence là.

Il est alors commun de trouver des déclarations en ce sens et même des justifications pseudo-scientifiques de ces différences. En 1894, Robert Miles, célèbre joueur de cricket d’Oxford affirme ainsi que « la maternité, c’est aussi un sport, le vrai sport de la femme », tandis que le British Medical Journal assure que « le football devrait être banni [pour les femmes] car il est dangereux pour les organes reproducteurs et la poitrine ».

On est donc vraiment sur une lecture naturaliste, essentialiste et in fine politique de ces pratiques. Et d’ailleurs, comme c’est généralement le cas dans le monde du sport, la question de l’accessibilité et de l’acceptabilité de ces pratiques ne se pose que pour les femmes (pensons ici aux tests de féminité, largement étudiés par Anaïs Bohuon).

Cette dimension politique du sport – car oui, quoi qu’en dise le Président de la République, le sport est politique – s’illustre par un fait important : si l’essor de la pratique footballistique des femmes est notable dans les années 1920/1930, la politique déployée par le gouvernement de Vichy en 1940 marque un coup d’arrêt à ce développement : « les sportives, redirigées dans des espaces de pratique convenables à leur sexe, sont ainsi mises sous tutelle masculine ». (Saouter, 2016, p.49). Le football fait ainsi partie de ces interdits car perçus comme « nocifs pour les femmes » (Eyquem, 1941).

Des footballeuses face aux injonctions : différenciation et contrôle des corps des femmes

Les constants sont importants : différentialisme, sexisme, refus des pratiques. Les conséquences le sont tout autant : manque d’accès aux terrains, manque d’engagement financier, persistance des inégalités.

Et si aujourd’hui ces stéréotypes ont été très largement taclés, force est de constaté qu’ils continuent d’imprégner l’idéologie footballistique. Cette différenciation se poursuit, en prenant de nouvelles formes :

• Du rejet des pratiques, on passe à un contrôle des pratiques. La renaissance du football au féminin dans les années 1960-1970 va ainsi être marquée par une institutionnalisation : les pratiques féminines passent sous le giron masculin, ceux-ci ayant ainsi le pouvoir de contrôle des pratiques
• Adaptation forcée des règles, refus strict de mixité, absence de championnat… Tous les moyens sont bons pour renforcer la différence (genrée) et les différences de pratiques (moyens, accès, …)
• En parallèle le contrôle des corps des femmes s’avère notable : sous-médiatisation ou quand elle a lieu, mal-médiatisation ; injonctions de féminité (présentation de soi, longueur des cheveux) ; les exclusions homophobes ; les violences sexuelles

Ainsi, si on observe une féminisation du football, celle-ci ne suffit pas. Il est temps de féminister le football.

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Bibliographie

• Barbusse, B. (2016). Du sexisme dans le sport, Anamosa.
• Carpentier, F. (2019). Alice Milliat et le premier « sport féminin » dans l’entre-deux-guerres. 20 & 21. Revue d’histoire, 142, 93-107. DOI : 10.3917/vin.142.0093.
• Crosset, T. (1986). “Male coach-female athlete relationships A preliminary description and analysis of abusive male coach. First Interdisciplinary Conference for Sport Sciences, Sole (Norway).
• Elias, N. & Dunning, E. (1994). Sport et civilisation : la violence maîtrisée (trad. par J. Chicheportiche & F. Duvigneau), Fayard. (Œuvre originale publiée en 1986).
• Hall, A. (1985). How Should We Theorize Sport in a Capitalist Patriarchy? IRSS, 20/1-2, 109-116.
• Laberge, S. (2004). Les rapports sociaux de sexe dans le domaine du sport : perspectives féministes marquantes des trois dernières décennies. Recherches féministes, 17/1, 9-38.
• Mennesson, C. (2005). Être une femme dans le monde des hommes : socialisation sportive et construction du genre. L’Harmattan, 365p.
• Prudhomme-Poncet, L. (2003). Histoire du football féminin au XXe siècle. L’Harmattan.
• Quelain, G. (2021). L’espace sportif français face aux violences sexuelles. Pour une organisation spatiale plus protectrice des athlètes. Mémoire de Master 2 en géographie, Sorbonne Univ., 270p.
• Rosol, N. (2004). « Le sport vers le féminisme ». L’engagement du milieu athlétique féminin français au temps de la FSFSF (1917-1936). Staps, 66, 63-77.
• Saouter, A. (2016). Des femmes et du sport, Payot, 207p.
• Théberge, N. (1995). Sport, caractère physique et différenciation sexuelle. Sociologie et sociétés, 27/1, 105–116.

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Cet article est un extrait de la communication “Féminis(t)er le football : pratique spatiale, enjeu sociale” réalisée par Grégoire Quelain lors du colloque international E-Wins organisé par l’ILEPS en juin 2023.