Faire du terrain en féministe (Isabelle Clair, 2016)

[Compte rendu critique] Co-directrice des Cahiers du genre et membre du comité de lecture de Genre, Sexualité et Société, Isabelle Clair est sociologue et chargée de recherche au CNRS. Elle s’intéresse principalement aux pratiques et normes sociales à travers le prisme des sexualités et conjugalités des jeunes. Cet article est paru en 2016 au sein des Actes de la recherche en sciences sociales, revue fondée en 1975 autour de Pierre Bourdieu. Isabelle Clair s’intéresse à la « perspective féministe » des SHS et interroge les manières de « faire du terrain en féministe ».

Féminisme(s), une conception plurielle

Avant de revenir en détail sur les apports de l’article, je souhaite interroger cette notion même de « féministe ». En effet, si Isabelle Clair s’interroge sur le « comment » faire une recherche féministe, elle n’insiste pas sur le « qu’est-ce » signifie être chercheur·euse féministe, sur la définition d’un terme plus complexe qu’il n’y parait. Le concept est en effet particulièrement dur à définir… Et pour preuve, même l’Encyclopédie critique du genre, publié en 2016 sous la direction de Juliette Rennes ne présente pas d’entrée « féminisme » ou « féministe ».

Ce terme représente d’abord une auto-identification, la réappropriation par un groupe de femmes autour d’Hubertine Auclert d’une appellation initialement péjorative et désignant la prétendue « maladie des hommes efféminés » (Perrot, 2020). Il convient également de préciser que « féminisme » se pense au pluriel tant les contextes et configurations spatio-temporelles impactent et modifient ses conceptions. Cependant, il est possible d’établir un point de convergence fixe, l’engagement en faveur de l’égalité entre les sexes et de l’émancipation de tout individu, quel que soit son sexe ou son genre.

En France, il faut attendre « la deuxième moitié des années 1970 » voire les années 1980 avec l’organisation d’un colloque en 1982 à Toulouse et la création de l’association nationale des études féministes (ANEF) en 1989 pour assister à l’essor des études féministes (Andriocci, 2005). Depuis ce champ s’est développé mais reste encore marginalisé… les postes fléchés « genre » restent peu nombreux et il reste complexe de savoir où trouver des ressources féministes lorsqu’on débute dans le domaine de la recherche. « Indissociablement lié à un mouvement politique », les théories féministes cherchent donc à questionner l’épistémologie des sciences sociales (Dorlin, 2008 : 7).

Regard méthodologique et féministe : approche de terrain, épistémologie critique et conscience sociale

Dans son article Isabelle Clair discute donc l’existence d’une possible « méthodologie féministe » (p.70) pour des sociologues – et plus largement des chercheurs·euses en SHS – proposant une analyse critique des sociétés. Pour l’autrice, trois axes majeurs sont identifiés comme permettant de s’inscrire dans une méthodologie se voulant féministe : l’utilisation centrale du concept de « genre », et ce, dans l’articulation entre théorie et pratique ; le recours à une épistémologie transformée ; ainsi que l’importance de la portée sociale des recherches.

Selon Isabelle Clair, un·e universitaire féministe se doit tout d’abord de penser le genre en tant que rapport de pouvoir et ce, à tous les niveaux de la recherche. Il s’agit donc de travailler de manière privilégiée sur les inégalités et injustices reposant sur le système genré binaire et hiérarchisé. L’autrice insiste pour cela sur le lien entre le vécu, l’expérience des femmes et les études de genre. En effet, c’est d’abord en partant de situations « générant un déni de reconnaissance » et constituant ainsi un « sentiment d’injustice » que se met en place l’interrogation des rapports sociaux selon un prisme féministe (Andriocci, 2005). Pour cela, Isabelle Clair insiste sur la nécessité de « penser ensemble méthode et théorie », de lier la dimension théorique à l’aspect pratique ou comme le dit la géographe Rachele Borghi de
faire de la recherche « théotique ». Il s’agit d’avoir en permanence un lien effectif avec le terrain, et de privilégier une certaine inductivité… tout en liant cela à un socle de connaissances théoriques. En outre, il est intéressant de voir que les études féministes ont une vocation interdisciplinaire et décloisonnée, cherchant par exemple à s’affranchir de la segmentation disciplinaire (et moderne) que propose le modèle universitaire français. L’initiative Philomel en est ici une bonne illustration.

Faire face à l’invisibilisation des femmes

De manière complémentaire et en féministe, elle cherche à rendre compte de l’invisibilisation faite des femmes au sein des recherches – aussi bien en tant qu’enquêtrices qu’enquêtées. Elle invite dès lors à procéder à un renversement du monopole scientifique détenu jusqu’alors par « les hommes issus des classes privilégiées qui, seuls, avaient accès aux temples du savoir » (Puig de la Bellacasa, 2003b) et qui, selon Virginia Woolf (1929), faisait des femmes « l’animal le plus étudié de l’univers ». Face à cette invisibilisation de longue durée, la méthode féministe se fonde sur une épistémologie proprement féministe c’est-à-dire faire appel à un « corpus féministe ». Il s’agit ainsi de privilégier les travaux
sortant du « biais masculiniste » (C. Hancock) et de la domination androcentrée des savoirs produits.

Penser son engagement et impact au-delà de l’université

En effet, l’analyse féministe nait d’abord et avant tout dans « la conscience collective et individuelle de l’existence d’oppression » mise en exergue par le mouvement politique féministe. Isabelle Clair présente ainsi son article sur les bases de ses recherches personnelles et de son vécu, méthodologie qu’elle explicite et revendique. Elle s’insère ainsi dans l’idée portée par les féministes selon laquelle « le
personnel est politique » (Haraway, 1991 ; Puig de la Bellacasa, 2003a ; Dorlin, 2008). Il s’agit bien ici de montrer les liens entre vie personnelle et science, entre politique et sciences, et finalement de situer la recherche féministe dans un « continuum entre un engagement dans le travail des savoirs et des sciences, et un engagement dans les luttes politiques » (Puig de la Bellacasa, 2003b). Dans la lignée d’Edward Saïd et son ouvrage Orientalism (1978), elle invite donc à rendre compte du privilège dont on dispose en tant que chercheur·e, de sa « position de pouvoir » (p.72) pour mieux questionner la responsabilité et l’engagement auprès des enquêté·es. Faisant écho aux travaux de Nancy Hartsock et de Judith Stacey, elle
insiste ainsi sur une géopolitique de la recherche, où tout travail y compris engagé et depuis une position dominée ne peut constituer qu’une « illusion de l’alliance » (Stacey) étant susceptible de renseigner les dominants, les dirigeants. « Faire du terrain revient à se retrouver coincée dans des conflits de loyauté insupportables » finit-elle par rédiger. (p.77)

Apports d’une science féministe : théorie du standpoint, renouveau de la recherche et éloge des marges

Quand bien même elle définit quatre axes de toute recherche à visée féministe, Isabelle Clair insiste sur l’idée que ces techniques font plus largement partie d’un ensemble de manières de penser et de faire du terrain mais ne constitue pas en tant que telle une « méthode féministe » alternative et radicale. La chercheuse analyse dans un second temps la nécessité de promouvoir des pratiques de terrain féministes ou pour le dire autrement les intérêts du développement d’une « science féministe » qui, si elle n’a pas de méthodologie propre, permet et a d’ores et déjà permis de remettre en question un certain nombre de postulats et postures scientifiques dépassées.

La théorie du positionnement

Isabelle Clair s’insère dans la théorie du ‘positionnement’ (standpoint) développée et pensée par les penseuses féministes dans les années 1980 autour de Sandra Harding (1986, 1991). Elle insiste ainsi sur la nécessité de réfléchir sur la manière dont les savoirs sont situés afin de révéler les biais de production des sciences pensées jusqu’alors comme objectives et universelles et de rendre compte de la manière dont les savoirs sont produits. L’épistémologie politique du standpoint invite en effet à repenser les critères de scientificité jusqu’alors dominants afin de tenir compte de la place accordée aux femmes au sein des institutions universitaires et de recherches et propose donc à une large critique de la négation et de l’oubli volontaire du « point de vue des femmes » (‘women’s standpoint’, D. Smith, 1974). La finalité
étant in fine de mettre fin à l’exclusion des femmes de la sphère publique (Clair, Bracke, Puig de la Bellacasa, 2013).

De nouveaux objets d’étude

Plus encore elle montre l’intérêt des études féministes en rendant compte du fait qu’elles ouvrent de nouveaux champs de la recherche, de nouveaux sujets d’études et un renouvellement global des concepts. Autrement dit, « la recherche féministe (politisée, intéressée) a transformé le contenu des savoirs, amélioré leur objectivité, produit des savoirs plus fiables. » (Puig de la Bellacasa, 2003).

Elle explique ainsi que les féministes ne doivent pas hésiter à produire des enquêtes « indignées » (L. Narder) sur les lieux de production et d’exercice du pouvoir mais également sur des lieux ou objets d’études majoritairement délaissés comme la sphère privée et la vie personnelle.

Féminisme et intersectionnalité

L’autrice invite enfin à réfléchir de manière connexe sur les critères de scientificité jusqu’alors privilégiés ainsi que sur l’inclusion des minorités, des postures marginales au sein de la recherche. Si Isabelle Clair ne l’évoque pas dans son article, constituant peut-être la principale limite de l’article, il convient en effet de questionner au sein même des féministes « à partir de la vie de quelles femmes » (Clair et allii, 2013) les savoirs sont produits et donc d’évoquer les critiques issues de « féminismes minoritaires ».

Je tiens ainsi à compléter cette lecture par deux perspectives des recherches internationales montrant les limites des recherches sur les sexes, genres et sexualités au sein même du mouvement scientifique féministe à travers les concepts d’ « intersectionnalité » (K. Crenshaw) et de « décolonialité du genre » (M. Lugones). Le premier invite en effet à penser de manière connexe les inégalités liées au genre, à la race, à la classe, au handicap, etc. ou pour le dire autrement à analyser les multiples facteurs de rapports de domination de manière conjointe, intersectionnelle, quand le deuxième insiste sur les liens entre l’impact du système moderne/colonial sur la persistance d’inégalités genrées, de l’exclusion des femmes du pouvoir et de la négation des femmes racisées.

Pour conclure, l’article d’Isabelle Clair montrer bien comment tout positionnement féministe constitue une posture risquée et marginalisée, constituant « une lutte interne » au sein même du monde universitaire (p.82) de par l’affirmation de « l’imbrication entre savoir/pouvoir », la mise en cause du « privilège épistémique » masculin et occidental et la production d’un savoir situé issu d’une « position politique, ‘engagée’ » (Dorlin, 2008).

Référence : CLAIR Isabelle, 2016, « Faire du terrain en féministe », Actes de la recherche en sciences
sociales, 213/3, p. 66-83.

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Bibliographie

• BRACKE Sarah, PUIG DE LA BELLACASA María, CLAIR Isabelle, 2013, « Le féminisme du positionnement. Héritages et perspectives contemporaines », Cahiers du Genre, 54/1, p. 45-66.
• ANDRIOCCI Muriel, 2005, « Entre colère et distance : les « études féministes » à l’université », L’Homme & la Société, 158/4, p. 73-93.
• CRENSHAW Kimberlé W., 2005, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre, 39, p. 51-82.
• DORLIN Elsa, 2008, Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe. Paris : PUF, 160 p.
• LEPINARD Éléonore, LIEBER Marylène, 2020, « II. Ruptures épistémologiques et nouveaux savoirs », Les théories en études du genre. Paris : La Découverte (coll. « Repères »), p. 23-40.
• LUGONES María, 2019, « La colonialité du genre », Les cahiers du CEDREF, 23, p. 46-89.
• PERROT Michelle, 2020 « Féminisme pluriel », Pouvoirs, 173/2, p. 5-13.
• PUIG DE LA BELLACASA María, 2003a, « Divergences solidaires. Autour des politiques féministes des savoirs situés », Multitudes,12/2, p. 39-47.
• – 2003b, « Scientificité et politique aujourd’hui : un regard féministe », Nouvelles Questions Féministes, 22/1, p. 48-60.